Chapitre 1 : L’élection

49 0 0

Les paysans s’amassaient dans les petites rues de Gwynol pour voir passer le char sacramentel. Le feu qu’il transportait était contenu dans un bassin en étain, avec une face sculptée représentant un barbu la bouche ouverte ; il était entretenu par cinq vierges vêtues de toges légères et de couronnes de houx.

La procession était conduite par Cathàn, la princesse de Manach. Grande jeune fille de dix-sept ans, c’était une Vulpès insulaire, la race d’Homme-Renard particulière qui peuplait les royaumes de l’archipel de Lénur. Elle était dotée de deux larges oreilles ainsi que d’une queue recouverte de poils longs et lisses. Sa fourrure alternait entre des bandes couleur lavande et cendrées.

Comme ses camarades, elle était enveloppée dans un tissu de soie noire, qui laissait voir par transparence sa peau marron clair. De temps en temps, elle jetait dans le foyer une poignée de sciure qui diffusait une odeur de pin en se consumant.

Des enfants suivaient de près ; de grands rubans de couleurs vives noués dans leurs queues de renard, ils lançaient des fleurs séchées pour couvrir les vierges sacrées.

Les chevaux blancs qui tiraient l’attelage s’arrêtèrent devant un tertre délimité par des menhirs disposés en cercles ; ils avaient été nettoyés et décorés de guirlandes pour l’occasion. Au centre, des panneaux de bois protégeaient du vent une statue d’Ogmios.

Des prêtresses les attendaient ; sur leurs corps, elles avaient des motifs en arabesques dessinés à la craie blanche, qui contrastaient fort avec la couleur de leur peau. Elles tirèrent entre les menhirs une toile opaque pour garder le rituel secret, puis Cathàn descendit du char. Elles l’accueillirent en posant les deux genoux au sol et en abaissant leurs oreilles de renards, jusqu’à ce que la princesse leur ordonne de se relever.

Elle laissa tomber sa toge ; les prêtresses oignirent son corps nu d’huile d’olive, tandis que les autres vierges disposaient des os de bœufs, du suif, et de la peau fraîchement écorchée aux pieds du dieu. Cathàn y porta la flamme divine à l’aide d’un rameau de saule.

« Ô, Ogmios, patron des Vulpès, Dieu de la parole, maître des Idées, Gouverneur céleste de la Raison ! Accepte ces offrandes que nous brûlons avec la flamme de ton bois sacré !

Nous requérons ta bienveillante protection dans l’élection du prochain Haut Roi ! Nous demandons que ta tutelle guide les druides vers l’homme le plus sage, vers l’homme le plus juste, celui à qui revient de droit de diriger le royaume de Laigh et tous les domaines qui le compose ! Que ton choix se porte vers le seul qui en soit digne : le Roi de Manach, Cartach, mon père ! »

Ces derniers mots ne manquèrent pas de faire se relever quelques têtes : Cathàn en souhaitait peut-être un peu trop…

Une fois sa prière terminée, ses suivantes lui amenèrent des vêtements plus confortables mais surtout plus passe-partout que la toge érotique avec laquelle elle était venue : des braies en lin serrées à la taille et aux chevilles, dotées d’un trou pour y passer sa queue de renard, ainsi qu’un sayon vert et brun et une saie en coton fermée par une fibule en argent.

« Je vous suis reconnaissante, mais veillez à ne pas faire de zèle… cette cérémonie ne doit pas prendre parti dans l’élection à venir. Ne donnez pas d’oracle à la place des dieux. » murmura la prêtresse en cheffe à Cathàn.

La jeune princesse haussa les épaules avec un petit sourire en coin.

« Ne vous inquiétez pas, je ne donne pas d’oracle : je me contente de dire la vérité. Et j’espère bien qu’Ogmios est de mon côté… »

Elle fit signe à ses suivantes de donner une bourse d’or à la prêtresse.

« Vous êtes bien généreuse…

– N’oubliez pas que vous avez en face de vous la future princesse de tout le royaume de Laigh. C’est un petit rien ! » répondit Cathàn, un sourire éclatant sur le visage.

Le peuple, resté en retrait, s’avança sur la colline du temple dès que la cérémonie fut terminée. Ils emmenaient avec eux des prières écrites sur des petits papiers ou des morceaux d’écorces ; ils espéraient pouvoir les jeter dans le feu sacré. Selon leurs croyances, la fumée montant au ciel serait lue par Ogmios et il accorderait leurs souhaits.

Au milieu de cette foule compacte, un Vulpès juché sur un cheval noir tentait de se frayer un chemin. Il était de taille moyenne, et il ressemblait fortement à Cathàn : il avait un accoutrement similaire mais surtout la même fourrure en bande bicolore, et des yeux jaune clair et brillants, pleins d’intelligence.

« Callàn, déjà là ? demanda Cathàn en voyant le jeune Homme-Renard arriver.

– Ma sœur, dépêchez-vous. Les druides se sont déjà rassemblés au palais. »

Il la fit monter à l’arrière de son cheval et ils partirent en direction d’une grande bâtisse en bois, au toit de chaume, bien plus large que toutes les autres maisons de Gwynol. Les deux gardes qui bullaient à l’entrée levèrent leurs lances pour les laisser passer.

« Ils ne sont pas très frais, remarqua Cathàn en passant vers les soldats.

– La relève n’était pas autorisée pendant la délibération des druides. » indiqua Callàn.

Et malgré leur âge, ces anciens n’étaient pas ennemis du colloque, loin de là ! La discussion avait dû commencer la veille et elle venait de se terminer, dans l’après-midi du lendemain.

Le frère et la sœur furent introduits dans une vaste salle bondée. Des étoffes vertes brodées d'or couvraient les murs ; au centre, une table ronde, rustique, entourée de troncs fraîchement coupés qui serviraient de tabouret. Ils se placèrent dos au mur, en attendant que les vénérables viennent rendre leur verdict.

Il y avait là tout le gratin du royaume de Laigh : des princesses insulaires jusqu’à des notables de provinces qui avaient sorti leurs plus belles capes pour l’occasion. Deux races à la peau blanche venaient briser l’unicité des teints mats de ces Vulpès ; les premiers étant des pégases, des Hommes-Chevaux, dotés d’ailes duveteuses dans le dos et d’attributs équins. Les seconds étaient des elfes méridines, reconnaissables à leurs oreilles pointues couvertes de longs cheveux colorés.

Cathàn contempla cette assemblée avec satisfaction. Qui, parmi eux, pourraient prendre la place de Haut-Roi du royaume de Laigh ? Un de ces roitelets des îles ? Ils étaient bien trop loin ! Un montagnard de Louth ? Autant élire directement une chèvre ! Il restait bien les dignitaires de Carlow, dont la lignée était habituellement si féconde en Haut-Roi… mais avec la mort du dernier, elle s’était éteinte, et c’était la raison même pour laquelle on convoquait cette élection.

Non, Cathàn en était persuadée : le seul digne de cet office, c’était cet homme qui attendait comme elle à l’autre bout de la salle. Cet homme aux yeux jaunes, à la fourrure lavande et cendre, dans la deuxième moitié de sa trentaine et qui portait une barbe fournie : son père !

« Ne gigote pas trop, lui dit Callàn, je ne veux pas qu’on nous fasse sortir.

– Mais, c’est excitant, tu ne trouves pas ? Nous sommes sur le point d’assister à un moment historique. »

Un garde leur fit signe de se taire, car les druides arrivaient. C’étaient tous des Vulpès, et d’un certain âge ; ils n’étaient vêtus que d’une toge simple, qu’ils traînaient sur le sol. Comme les prêtresses, des marques blanches en volutes leur couvraient les bras et même le visage. Ils avaient l’air graves, et sans jeter ne serait-ce qu’un regard à tous ceux rassemblés, ils prirent place sur leurs sièges.

« Décider du nouveau Haut-Roi n’a pas été facile. » commença un premier.  « Nous devions préserver la stabilité entre tous les royaumes de Laigh…

– Et contenter les villes marchandes qui se sont ralliées à nous. » continua un autre, en désignant les Pégases et les Méridines présents dans la pièce.

« Mais nous devions aussi penser à nos ennemis par-delà les mers. Qui ne sait pas que les Humains sont à nos portes ? Les Tyréens convoitent nos terres ! Ils veulent y installer leurs colonies comme ils l’ont fait à Dyflin et à Tywood. Et je ne parle pas des Varègues, qui rôdent si près des côtes dans l’espoir d’enlever notre peuple pour en faire son esclave ! »

Ils laissèrent planer le silence quelques instants. Cathàn, les bras croisés, se demandait pourquoi ils prenaient autant de temps avant d’annoncer le résultat.

Un druide se leva enfin.

« Nous étions pris par des impératifs de stabilités. Notre nouveau Haut-Roi sera Tyrone Garman, le seigneur de Winvermon. C’est le plus capable d’entre nous. »

Un jeune Vulpès s’avança. Il était dans le début de sa vingtaine et portait une saie rouge sombre. Sa fourrure était charbonneuse, son regard perçant ; il devait mesurer un mètre quatre-vingt.

 « C’est un honneur que j’accepte avec joie. » dit-il sur un ton monotone, alors que son ombre couvrait la table des anciens.

Please Login in order to comment!