Chapitre 7 : Saro

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À côté du cabaret, dans une salle à l’étage, le temple de Nacre disposait d’un restaurant chic.

Vêtue d’une robe verte décolletée laissant voir son dos, Cathàn y avait été affectée pour ses débuts. Comme les autres serveuses thérianthropes, elle avait reçu un ruban à nouer dans sa queue, une coquetterie inconnue sur son île mais appréciée sur les continents.

L’ambiance était feutrée, car les bougies étaient mises sous des cloches de verre teint pour éviter les incendies. Les clients étaient tous de la haute société ; il y avait même des familles, venues nombreuses pour la cuisine rare qu’on y proposait.

Et quel menu ! Des plats de toutes sortes étaient servis. Des sangliers entiers, marinés pendant deux jours avec du cerfeuil, des lièvres rôtis et cuits dans de la fleur de sel récoltée sur les rivages de l’Empire syraque, mais aussi des mets encore plus exotiques, comme des langues de flamant rose confites venues directement de Tyr ou encore du garum des royaumes tervinges. En boissons, on trouvait du vin raffiné provenant de toute la Galatie, de la saugée mérovienne, ou des liqueurs de riz importés de Serica.

Les prix étaient en accord avec l’origine lointaine de ces produits. Quand elle dut apprendre la carte, Cathàn crut que ses yeux allaient sortir de ses orbites. Certaines bouteilles atteignaient les cinquante solidus.

« Pour la table du conseiller Sigmar. Tu vois qui c’est ? » lui dit Téméni en lui passant un paon farci, plumes comprises, étalé sur un plat en argent.

Cathàn le saisit avec précaution. Ostine lui avait dit que tant qu’elle ne serait pas prête, elle travaillerait au restaurant du cabaret pour se faire la main.

Le conseiller Sigmar était attablé avec un autre notable, un Humain plutôt jeune qu’elle estimait être dans la trentaine. Comme son confrère, il avait les cheveux d’une couleur peu commune : ils étaient d’un vert mousse très foncé. Il avait le visage anguleux, le regard grave, une barbe de trois jours. Physiquement, il était musclé, et mesurait plus d’un mètre quatre-vingt. Au demeurant, elle le trouvait fort avenant.  

« Voici votre plat.

– Ah, mais c’est la nouvelle que j’ai croisée hier ! s’exclama Sigmar. Je ne me souviens plus de votre nom…

– Cathàn.

– Oui, voilà ! Je parlais justement de vous à Gunnolvur… il est au conseil de la ville, comme moi. Nous aurons l’occasion de nous revoir. »

Gunnolvur la salua en levant la main, comme c’était l’usage sur le continent galate, et Cathàn fit de même.

La présence de ces deux personnalités commençait à faire comprendre à Cathàn que le Temple de Nacre n’était pas qu’un simple établissement de plaisir huppé. Le bâtiment qui abritait le Sénat était situé en face, et chaque jour du beau monde fréquentait le cabaret, pour un repas, pour un spectacle, pour passer du temps avec une courtisane. Ostine avait l’aristocratie locale dans sa poche.

« Vous êtes une princesse ? demanda Gunnolvur.

– Du royaume de Manach, de Laigh.

– Oh, observateur ! Comment vous le savez ? demanda Sigmar.

– La démarche ne trompe pas. » dit simplement Gunnolvur en se servant une cuisse du paon.

Téméni appelait déjà pour le prochain service. Cathàn les quitta en les saluant. Elle était contente d’avoir attiré l’attention des conseillers, et surtout, que l’un d’eux la reconnaisse comme étant une princesse. Après toutes ses épreuves traversées, ça lui faisait plutôt plaisir.

La tête dans ses pensées, elle rentra dans un client.

« Je… je suis désolée ! s’excusa-t-elle platement.

– Non, c’est moi qui ne vous ai pas vu ! » répondit-il.

C’était un jeune humain de son âge, de quinze à seize ans, habillé d’une veste de cuir, aux cheveux vert foncé ; une mèche rebelle tombait devant des yeux pétillants, eux aussi de la même teinte que la mousse des bois.

« Je ne vous ai jamais vu ici. Vous êtes nouvelle ?

– Je… suis arrivée hier. Je m’appelle Cathàn.

– Et moi, Volker. Vous êtes charmante ! On voit qu’Ostine à l’œil pour trouver de vraies pépites. »

Il lui prit la main et y déposa un baiser.

« Votre fourrure est magnifique. Cette couleur mauve et gris… ce n’est pas courant. J’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir ici dans un contexte plus discret. »

Heureusement pour Cathàn, sa peau marron cachait le sang qui lui montait à la tête. Un compliment sur sa fourrure, de manière aussi directe ! Le garçon ne perdait pas son temps.

« Volker ? Arrête de papillonner et viens manger ! » tonna une voix derrière eux.

« Père, j’arrive ! » dit le séducteur en herbe avant de laisser la main de Cathàn, et il partit rejoindre la table de Gunnolvur. Elle s’empressa, elle, d’aller voir Téméni.

« Tu en mets du temps ! » se fâcha la Femme-Lézard. Sa queue écailleuse ondulait pour montrer son mécontentement. « Nous ne devons pas faire attendre nos clients, nous sommes un établissement respectable ! Tu batifoleras quand tu seras en salle, mais ici, c’est le restaurant.

– Allons, ne la pousse pas trop, c’est son premier jour. Ne me dis pas que tu es jalouse car elle a attiré l’attention de Sigmar ? intervint Dorsa.

– Mais pas du tout ! » répliqua Téméni, piquée au vif.

Cathàn n’y fit pas attention. Sigmar n’était pas vraiment à son goût de toute façon.

« Cet homme, Gunnolvur, c’est le père de Volker ? Il a l’air d’avoir la trentaine, pas plus ! Comment c’est possible ?

– La trentaine ? Il a quarante-deux ans. Mais je t’accorde qu’il est bien conservé. » répondit Téméni en mettant ses mains sur ses hanches.

Dorsa, un petit sourire sur le visage, se pencha sur la Femme-Renard.

« Gunnolvur et son fils font partie de nos habitués, et pas uniquement du restaurant. C’est un des conseillers les plus puissants de la ville. Si jamais tu as attiré leur attention, c’est ta chance… mais attention, nous sommes plusieurs sur le coup.

– Mouais. » fit Téméni qui avait entendu. « Entre les salons, le restaurant, la cave à vin, tu auras bien le temps de faire des rencontres plus à ta portée. » lança-t-elle.

Cathàn était intriguée mais n’eut pas le temps d’y réfléchir. Jusqu’au soir, sans discontinuer, le restaurant était plein, et elle devait courir partout pour satisfaire les demandes.

Il y avait de tout dans la clientèle. Elle avait un peu de mal avec les elfes de l’Empire syraque. La cité de Pydna était une de leurs anciennes colonies, et elle en avait gardé un bien mauvais souvenir.

Il se trouvait aussi des chefs varègues, des pillards humains du nord de l’archipel et craint sur toutes ses côtes. Sur une autre table se réunissaient des aristocrates vulpès du royaume boïen, frontalier de Lakon. Tous ces peuples étaient en guerre latente depuis un siècle ou deux, et ils se rencontraient ici comme si de rien n’était.

La journée de travail se termina bien après le coucher du soleil. Les lumières de la ville permettaient aux ivrognes de rentrer aussi tard qu’ils le voulaient, et certains d’ailleurs n’allaient pas quitter le cabaret jusqu’au lendemain.

Enfin dans sa petite chambre, elle se jeta sur son lit et s’enroula dans les draps. Ils étaient propres ! Pour maintenir l’hygiène, Ostine les faisait nettoyer régulièrement.

Elle se mit sur le dos et fixa le plafond. Elle était encore esclave, mais elle avait l’impression que sa situation s’était améliorée. Elle mangeait des repas chauds, avait une chambre, et de beaux vêtements. Elle n’était pas redevenue princesse, loin de là, mais elle n’était plus traitée comme du bétail.

« Et puis… » murmura-t-elle en serra la main que Volker avait embrassée, « Il y a eu un développement intéressant. »

Cathàn continua le service au restaurant pendant quelques jours ; c’était là une bonne occasion pour elle de se faire connaitre. Chaque matin, Dorsa lui apprenait les manières qui lui seraient utiles lorsqu’elle serait dans la salle du bar : comment servir le vin, les us et les coutumes de chaque peuple et les règles de politesses.

« Une princesse sait déjà tout ça ! » s’emporta Cathàn, mais elle fut bien obligée de reconnaitre qu’à Manach, on voyait rarement passer la noblesse des autres pays.

Dorsa n’oubliait pas de la former sur la manière de s’habiller et le maquillage. Ayant elle aussi le teint sombre, l’elfe montagnol lui prodiguait de nombreux conseils. Notamment, elle lui avait fait utiliser du kohol pour souligner son regard.

« Tu as de beaux yeux, si tu les mets en valeur, tu en feras tomber plus d’un. »

Cathàn s’admirait dans un miroir. Elle était plutôt habituée à appliquer de la craie blanche pour la faire ressortir sur sa peau marron, mais le résultat avec le kohol n’était pas mal du tout.

La porte s’ouvrit sur Ostine, accompagnée par deux ou trois serviteurs les bras chargés de papiers.

« Oh, mais c’est mignon, ce maquillage. Ça te rend plus mature, moins gamine.

– Plus mature et moins gamine !? C’est gentil mais on a le même âge ! » dit Cathàn en levant un sourcil.

La jeune matrone ne releva pas la remarque. Elle semblait préoccupée.

« Cathàn, tu sais lire ? demanda-t-elle.

– Si je sais lire ? »

La jeune fille-renard se leva et posa sa main sur son torse.

« J’étais une princesse. Je sais lire, écrire, et je connais la littérature dorienne, razennas, insulaire et même varègue, dit-elle fièrement.

– Alors, je vais avoir du travail pour toi. » dit Ostine en lui posant la main sur l’épaule.

Sans écouter sa protestation ni lui laisser le temps de se démaquiller ou se changer, Ostine avait entrainé Cathàn au port. Les quais étaient encombrés de navires varègues, revenus d’expéditions ; ils déchargeaient leurs cales pleines du fruit de leurs razzias : de la soie, des provisions, des pierres précieuses, du vin de tous horizons, mais aussi des esclaves, des minerais rares, des épices, bref, tout ce qu’on pouvait piller dans l’archipel et au-delà. Une petite tente bien en vue avec du personnel du Temple de nacre les attendait.

« Voilà, c’est ici. Il me faut une personne pour encaisser et tenir le livre de comptes. Il y a beaucoup de retours aujourd’hui, je ne sais plus où donner de la tête.

– Qu’est-ce que tu fais ici ? Ça ne ressemble pas à une activité de cabaret habituelle. »

La petite blonde mit ses mains sur ses hanches, et lança un regard roublard à Cathàn.

« Je ne suis pas une simple tenancière de cabaret. Je fais aussi dans le commerce de gros et le prêt.

– Ça n’a plus beaucoup de rapport avec ton activité principale !

– Si, et ça arrange tout le monde, moi comme les Varègues. Eux, ils peuvent vendre leur butin et leurs captifs sans avoir à les garder longtemps avant de trouver acheteur. Et moi, j’ai toujours besoin d’approvisionnement, tant en nourriture qu’en chair frai… en main-d’œuvre qualifiée pour le cabaret. Je leur achète leurs produits en gros, je fais une affaire et ils en sont débarrassés. »

Elle tourna la tête vers Cathàn.

« Je fais parfois des exceptions, comme lorsqu’une princesse est vendue au marché aux esclaves, mais la plupart du temps, je me fournis ici.

– Et cette histoire de prêt ? Tu fais banque, en plus ?

– Il m’arrive de prêter de l’argent au conseil, mais là, c’est plus simple. Ces aventuriers reviennent toujours les poches pleines de solidus, mais ils ne sont pas souvent acceptés dans les tavernes du coin. Alors, avec tout ce que je brasse, je peux bien changer leurs pièces contre de la petite monnaie… en prenant une petite commission au passage, cela va sans dire. »

La matrone du cabaret avait décidément l’esprit astucieux ; la taille de son commerce malgré son jeune âge en témoignait.

« Certains sont plus difficiles que d’autres. Ce sont des brutes, pour la plupart, mais avec les bons mots, on peut en tirer beaucoup… d’autant qu’ils viennent souvent dépenser leur solde dans mon établissement. Tiens d’ailleurs ! »

Un knarr venait de s’amarrer en percutant le dock. Des Varègues en nombre, leurs armures d’écailles barbouillées de sang, se pressaient sur un pont encombré de tonneaux.

« Je vais négocier avec eux directement. Je te laisse t’occuper des autres ! » dit la matrone en faisant signe aux pillards de venir la voir.

 Cathàn tira un tabouret à elle et s’assit derrière un comptoir improvisé à partir d’une grosse caisse en bois.

« Elle a vraiment tout réussi dans sa vie, murmura-t-elle, un peu dépitée.

– Sa mère lui a laissé toute sa fortune, ce n’était pas bien dur ! » s’exclama alors Lauchan, un jeune mandragot qu’Ostine avait amené avec Cathàn. Depuis tout à l’heure, il ne faisait que transporter des sacs de blé acheté à un pillard.

« J’espère qu’on ne va pas faire que ça… ce genre de travail ne m’intéresse pas.

– Oh non, ne t’inquiète pas ! Les Varègues ne sont pas souvent de retour d’expédition. Moi aussi, je préfère être dans la salle du bar.

– Quoi, tu sers d’hôte ? Tu es plus jeune que moi, et tu es un garçon…

– Il y a beaucoup de femmes qui fréquentent l’établissement de madame Ostine, et puis, je suis plutôt populaire ! » déclara le jeune Homme-Chat, et se faisant, il bomba le torse, ce qui lui fit perdre son équilibre. Il s’étala de tout son long et fut recouvert de grain.

« Aïe aïe aïe…

– J’imagine que certaines femmes peuvent apprécier ce genre de garçon si on a un instinct maternel à combler, mais moi, je préfère…

- Ahem. »

Elle releva la tête. Un Garache attendait devant son comptoir. Il mesurait un bon mètre soixante-dix-neuf, avait une fourrure bleu ciel qui poussait sur sa queue touffue et deux oreilles triangulaires charnues qui se dressaient droit sur sa tête. Il était mince et bien formé : on devinait ses muscles sous une armure de cuir rapiécée qui laissait voir son ventre et ses avant-bras.

« … plutôt ce genre-là, termina Cathàn.

– Pardon ?

– Euh, rien, je me parlais à moi-même. Qu’est-ce que tu veux ?

– Changer mes pièces.

– Pose-les ici, je vais les compter. On prend 5 % de commission sur le change. »

Le Garache étala une vingtaine de solidus.

« C’est une belle somme ! s’exclama Cathàn. Tu n’es pas un Humain, je suppose que tu n’es pas un Varègue ?

– Je suis un capitaine mercenaire. Je travaille pour le roi boïen. 

– Ça paye aussi bien, le travail de mercenaire ? » demanda-t-elle, un peu suspicieuse qu’une telle somme circule. « En plus, je t’ai vu descendre d’un navire syraque. Je croyais que le roi boïen n’aimait pas les expéditions longues… »

Le jeune homme croisa les bras.

« J’ai été envoyé en mission à Fiatach, pour escorter une de leurs reliques saintes. Un de leurs ministres m’a remis cette somme pour me remercier, se défendit-il.

– Je… je vois, désolée. »

Si c’était pour le transport d’un objet saint, elle pouvait comprendre que le Roi boïen y ait mis les moyens.

« Voilà tes pièces, trois cent quatre-vingts siliques. » dit-elle en posant de grandes bourses sur la table. « Tu as besoin d’autre chose ? »

Le jeune Homme-Loup devait savoir compter, car il prit le temps de vérifier les pièces et leurs nombres.

« Je veux aussi vendre des peaux en gros. » dit-il en montant sur le comptoir des peaux de chèvres liées par une grosse ficelle.

Cela ressemblait déjà plus à un butin de mercenaire. Ostine avait été claire, il ne fallait rien refuser, aussi Cathàn commença-t-elle à les compter en silence.

De temps en temps, elle jetait un œil sur le jeune homme. Comme elle portait encore la robe que lui avait prêtée Dorsa, elle pouvait sentir sur elle son regard intéressé.

« Tu travailles au temple de Nacre ? demanda-t-il enfin.

– Je viens juste d’arriver, mais oui.

– Comment tu t’appelles ?

– Cathàn Manach. Et toi ?

– Saro. Je fréquente le cabaret d’Ostine, peut-être que nous nous y verrons… 

– Oui, peut-être… »

Cathàn reprit son comptage des peaux. Elle devait le reconnaitre, ce grand jeune homme était plutôt avenant et ne la laissait pas indifférente non plus.

« Je sens quelque chose ? » dit Saro. Il s’était penché sur Cathàn tout en reniflant. « Tu as mis du parfum ?

– Euhm, oui, on m’a fait essayer du parfum au cabaret.

– Ça sent… le jasmin ? C’est agréable. » répondit-il en la dardant de ses yeux couleur or.

Troublée, Cathàn perdait le compte des peaux.

« Tu te fais draguer ?! » demanda soudainement Lauchan dans son dos. Elle donna une pichenette sur le front du jeune mandragot.

 « Continue de ranger au lieu de te mêler de ce qui ne te regarde pas ! »

Quelques peaux furent comptées en double, et elle paya Saro, qui empocha son dû et s’en alla. Ostine était revenue entre temps.

« Je vois que tu as croisé Saro. C’est un mercenaire qui passe parfois chez nous, quand sa solde est bonne. »

La matrone se pencha vers Cathàn.

« Il a dix-neuf ans, tu le verras bientôt.

– Encore faudra-t-il que je commence à aller en salle.

– Demain soir, ma belle !

– Déjà ?

– Tu t’es bien habituée ici, et demain, c’est le dixième jour de la décade, il y aura un grand marché. Je vais avoir besoin de bras ! »

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