Chapitre 13

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Le lendemain, Michaël en personne quitta le domaine de Brenna pour investir ses propres appartements, qu’el n’eut pas le temps de décorer à son goût. Pressé, el revêtit l’uniforme de la chorale Archa Strategica de Padmilia. Il s’agissait d’une nouvelle tenue de vertu, composée d’une robe mauve rehaussée d’un plastron de métal doré. Michaël tressa ses longs cheveux noirs, puis l’archange en personne vint le chercher pour le conduire à sa nouvelle affectation. Dans une vaste navette, les deux Fitzarch furent conduits au centre de stratégie militaire de l’archange, siège d’Archa Strategica.

L’endroit était immense, rivalisant même celui de l’archange Raphaël dans lequel Michaël avait étudié des années durant à Kokab. Situé dans une tour dédiée, el abritait d’innombrables plateaux équipés d’appareils de communication et de surveillance sophistiqués. Les milliers de vertus et de dominations de la chorale travaillaient là pour suivre l’avancée de la horde Aubastronomica et les répliques des élohim pour barrer sa route. Pourquoi ? se demanda Michaël. Pourquoi Padmilia, qui était à la base un ange, s’intéressait autant à la guerre ? Le généralissime Gadreel était celui qui était censé gérer cela. Agacé par sa propre ignorance, Michaël finit par interroger Padmilia.

— Je suis un ange à la base, certes, s’amusa l’archange. Et nous les anges ne sommes pas des guerriers. Nous sommes d’ailleurs le seul chœur élohien à ne pas avoir de chorales militantes. Mais ça ne veut pas dire que nous ne nous préoccupons pas de la sécurité, bien au contraire. Nous devons guider les âmes vers la réunification avec EL mais cela implique de les protéger, sans quoi elles seront dévorées, annihilées. Nous devons donc suivre avec attention ce qu’il se passe sur le ciel de bataille. Les pouvoirs étranges d’Aubastronomica, qui semble pouvoir frapper sans prévenir, requièrent que nous redoublions notre vigilance. Les puissances sont ceux qui combattent, les ophanim ceux qui veillent, mais leurs efforts ne suffisent pas nécessairement. Nous devons travailler ensemble, nous coordonner. Je ne peux pas me permettre d’être à la ramasse en termes de renseignements et de stratégie militaire. Tu comprends ce que je veux dire ?

Michaël acquiesça. 

— C’est la Seconde Brisure qui m’a appris cette leçon, ajouta Padmilia. À l’époque du Haut Tikkun, nous les anges étions terriblement insouciants, ignorants. Et la Guilde des Architectes, que je dirigeai à l’époque, aussi. Nous passions notre temps à arbitrer nos bisbilles. C’est pour cela que nous avons été pris par surprise lorsque… la seconde brisure est survenue. Les démons se sont abattus sur nous car nous ne savions rien d’eux. Et les puissances de l’époque n’ont certainement pas eu le temps de nous briefer. Quelle catastrophe… Je ne laisserai jamais cela se reproduire. 

— Faites-vous cela pour protéger notre père le Grand Architecte ? demanda alors Michaël.

— Aussi, admit Padmilia. Bien que Gadreel soit celui qui porte cette responsabilité officiellement. Père ne peut sortir du Palais d’Argent. El est le dernier des primordiaux, sa vie est trop précieuse. Donc évidemment, protéger Tiphéreth, c’est le protéger lui. Mais nous ne surveillons pas que Tiphéreth, tu vas voir…

Padmilia conduisit alors Michaël dans la salle stratégique principale, vaste de centaines de mètres carrées. Des milliers d’élohim s'affairaient ici, entre des machines de cristal et autour d’un immense hologramme, qui présentait une vue de la Création toute entière. Au milieu, l’Abysse déversait des vagues de ténèbres qui malgré les efforts des élohim, parvenaient à descendre jusqu’à Malkouth. Michaël resta figé face à ce sinistre spectacle. Jamais chez Raphaël el n’avait eu à faire face à un assaut d’une telle ampleur. À l’époque, el ne travaillait que sur Hod, et occasionnellement sur des territoires de Malkouth. Là, el allait devoir étudier la Création toute entière. Padmilia vit sur le visage blême de Michaël l'appréhension face à cette responsabilité. 

— Comme tu le vois, de nombreux élohim travaillent ici. Ta mission sera de synthétiser leur travail, de me faire part de leurs opinions et de la tienne sur ce qu’il se passe et ce qu’il faudrait faire. En bref, tu dois me tenir au courant en permanence de ce qu’il se passe à travers le réseau EL. Même quand je suis occupée, tu dois m’envoyer des informations sans t’arrêter. 

— Je comprends, répondit Michaël, sans cesser de contempler l’hologramme. 

Là, el put voir les flottes élohiennes qui progressaient sur toutes les routes célestes pour faire face aux démons. Elles devaient non seulement combattre, mais aussi protéger les vaisseaux civils, et notamment ceux des anges du jugement et de la miséricorde, qui s’occupaient des âmes. Le flux de ces dernières était grandement diminué, menacé plus que jamais par les ténèbres. Seul un filet de lumière coulait entre les royaumes alors qu’à l’habitude, le chemin des âmes était aveuglant. Les âmes des défunts étaient accumulées à Yesod, où elles attendaient un moment plus propice pour monter. Les âmes à incarner étaient bloquées à Kether, où el patientaient pour descendre. La circulation autour de l’Abysse était interrompue, séparant les royaumes supérieurs des royaumes inférieurs. Avec les flottes des élohim, six partzufim gigantesques martelaient les ténèbres de jets de lumière surpuissants. Ces jets étaient les seules choses qui illuminaient encore la Création. Car les ténèbres plongeaient tout dans le noir, bloquant même la lumière venue d’Ein Sof, au sommet de la Création. Michaël n’était pas sorti du Palais d’Argent depuis son arrivée. El n’avait pu constater cela de ses yeux. 

Le jeune Fitzarch resta estomaqué. El s’en rendit compte, et réalisa qu’el n’avait pas vu tout cela au Cosmaréon, au conseil de guerre qui était censé informer les dirigeants des cieux de ce qu’il se passait. Là, dans la salle stratégique de Padmilia, Michaël contemplait enfin la vérité. Une telle représentation n’était pas commune. Le grand public n’était pas mis au courant de l’ampleur de l’assaut. Dans le réseau EL public, les informations étaient parcellées, censurées, manipulées pour ne pas faire paniquer les élohim, qui devaient travailler au Grand Dessein sans interruptions. Michaël savait cela. El comprenait la nécessité d’une telle mesure. Mais el réalisa qu’el aussi avait été sujet à cette censure, puisqu’el se retrouvait là, stupéfait face à cette vision. Même au Cosmaréon, même devant les rois des cieux, toute l’horreur de la situation n’avait pas été montrée.

J’ai tant étudié les titanomachies précédentes, se dit Michaël, qui avait eu une éducation vraie et exhaustive grâce à Raphaël. J’ai vu les vérités du passé et pourtant... Tout cela n’avait été qu’une distante théorie. Un sentiment d’impuissance tomba sur Michaël alors que des images de centaines de combats simultanés s’affichaient sur l’hologramme. Je n’ai affronté qu’une horde à la fois par le passé, pas ça…

— Ça va aller ? demanda Padmilia. 

— Ou…oui, balbutia Michaël en croissant le regard de son grand frère. 

— Te sens-tu à la hauteur ? 

— Oui, affirma Michaël. Je ne pouvais pas demander un poste plus intéressant. C’est un honneur de vous servir ainsi. 

Padmilia sourit, satisfait. La peur dominait toujours Michaël, mais une excitation se mit aussi à pulser au bout de ses doigts. El allait apprendre tant de choses et par la volonté d’EL, se rendre très utile. 

— Brenna va te guider, d’autres aussi, ajouta Padmilia. 

C’est alors qu’Idiel débarqua dans la salle, provoquant quelques perturbations. El se dirigea vers Michaël, qui dissimula autant qu’el put son appréhension face à la domination qui, la dernière fois qu’el l’avait vu, lui avait fait passer un mauvais quart d’heure. 

— Idiel ! salua Padmilia. Dis-moi, que vois-tu dans l’avenir de Michaël ? Me servira-t-el bien ? 

Idiel, coquet et apprêté dans une belle robe bleu pâle, laissait ses cheveux blonds cascader dans son dos. El les renvoya en arrière en répondant à l’archange :

— Je t’ai déjà dit ce que j’en pensais. Je vois entre les astres qu’el fera de belles étincelles. Mais profite bien de lui, car les choses ne pourraient pas durer. 

— Je ne laisserai rien ni personne me prendre Michaël, affirma Padmilia. Je ne suis pas aussi stupide qu’Aradim. Regarde, je lui donne un poste à la hauteur de ses ambitions et d’après ce que tu m’as dit, de ses capacités. 

— Tu fais bien, sourit Idiel. Cher archange, la milice des Étoiles s’apprête à lancer le contre-assaut sur la route de la Haute Prêtresse. Nous devrions nous rendre au comité de suivi. 

Padmilia se précipita alors hors de la salle stratégique. Michaël le suivit, mais Idiel s’accrocha à son bras. 

— Allons-nous survivre à tout cela ? s’enquit Michaël.

— Tant que tu restes dans le Palais d’Argent, tu ne risques pas grand-chose, admit Idiel.

— Je parle de la Création toute entière, s’agaça Michaël. 

— Nous avons survécu à la Seconde Brisure puis à cinq titanomachies, nous survivrons à celle-ci. 

— À quel prix ?

— Nous ferons de notre mieux, comme toujours, soupira Idiel. Ça ne sera pas facile. Mais pour toi, tes pires ennemis ne seront pas les démons. Ce seront les autres élohim. 

— Pas d’unité face à la menace ? s’indigna Michaël. 

— Chacun veut défendre son petit domaine. Ne le sais-tu pas ?

— Si, je suppose. Je ne vais pas prendre des gants par contre. 

— La diplomatie sera de rigueur jeune Fitzarch, avertit Idiel. La Pythie sera là pour t’aider. Nos prédictions seront un appui à tes demandes, enfin, à celles de Padmilia. 

— Me vois-tu vraiment prospérer ici ?

— Oui. Tu passeras des années enfermé dans cette tour. Mais cela ne durera pas éternellement, quoi qu’en dise Padmilia. Tu redoubleras d’efforts pour t’en aller, comme tu as l’habitude de le faire ces dernières années…

— Où irai-je ensuite ? coupa Michaël. 

— Ta destinée te mènera sur le front, là où tu veux être véritablement. Mais tu y mourras. 

Michaël secoua la tête, puis sourit. Idiel prit alors sa main et posa un petit objet dans sa paume. Michaël y jeta un coup d’œil et découvrit la pierre d’âme. Interloqué, el lança un regard effrayé à Idiel.

— Tu dois garder cet objet précieusement, dit la domination. Il sera le catalyste de ton ascension. 

— De quoi parles-tu ? 

Le regard d’Idiel se perdit dans le vide. Agacé par les affabulations troubles du devin, Michaël pressa le pas et rejoignit Padmilia.



Les années qui suivirent, la horde titanesque Aubastronomica continua de s'abattre sur la Création. Et comme l’avait prédit Idiel, Michaël ne quitta plus la tour stratégique de Padmilia. 

Du jour au lendemain Michaël devint très proche de son illustre grand frère, restant comme el l’avait ordonné, en communication permanente avec el. Bientôt, el apprit à le connaître, el et ses réactions. Ainsi el suivit avec el, et pour el, la guerre contre la horde titanesque. El découvrit un poste passionnant, mais dénué de pouvoirs. Padmilia avait beau suivre la guerre avec attention, el n’avait que peu d’influence sur son court. Son pouvoir était plus discret, diplomatique, souvent mystérieux même pour Michaël. Padmilia promouvait les intérêts des anges, militait pour maintenir le flux des âmes sur les routes célestes et souvent, chuchotait aux oreilles du Grand Architecte el-même. Mais el ne dirigeait pas les troupes. C’est ce que Michaël aurait voulu faire, plutôt que de simplement rapporter les mouvements des milices des autres. 

— La situation à Guebourah n’est pas bonne, prédit un jour Michaël en épluchant les rapports d’intelligence militaire d’Archa Strategica.

À ses côtés, Brenna leva un sourcil.

— La situation n’est jamais bonne à Guebourah. Els se prennent les démons en pleine figure, c’est leur rôle de Forteresse des Cieux. 

— Il y a un problème dans le renouvellement de leur Milice, grimaça Michaël. Les rapports de la chorale sont formels. Le taux de renouvellement des troupes baisse. Il baisse peu, mais depuis longtemps. Et le taux de mortalité au front augmente, peu, mais depuis longtemps.

— C’est le principe des hordes titanesques Michaël. Elles essayent de nous avoir à l’usure. Cette attrition est présente dans tous les royaumes, regarde. 

— Nous ne tiendrons pas si cela continue ne seraient-ce quelques années, coupa Michaël. 

— L’archange Camaël gère cela, rassura Brenna. C’est son rôle. Regarde, le taux de natalité des troupes de Guebourah reste stable. Il a même augmenté. 

Michaël observa les chiffres une nouvelle fois. Une incohérence lui sauta aux yeux. Un taux de natalité en augmentation mais un taux de renouvellement en baisse ? Au travers du réseau EL de la chorale, Michaël ordonna aux analystes de lui trouver une explication. 

— Tu passes trop de temps le nez dans les chiffres, râla Brenna. Je ne sais pas comment tu fais pour supporter. 

— J’adore les chiffres, ricana Michaël. Ils sont plus honnêtes que les élohim. 

— Tu peux leur faire dire ce que tu veux, rétorqua Brenna. 

— C’est pas ce qui m’intéresse, dit Michaël.

— C’est ce qui intéresse Padmilia. Tes analyses sont avant tout là pour servir ses intérêts. 

— Je lui dis toujours ce qu’el a besoin d’entendre, pas ce qu’el veut entendre. Après, el en fait ce qu’el en veut. 

— Tu finiras par lui déplaire, avertit Brenna. Ainsi sont les archanges-roi. Pourquoi crois-tu que nous avions une telle rivalité moi et Raphaël ? 

— La saine compétition ?

— Daniel préférait écouter son fils que moi mais tous deux savaient que j’avais raison. Je l’ai prouvé à Tophana. 

— J’ai déjà entendu assez de tout cela, soupira Michaël. Ne me rappelle pas trop Kokab. 

Brenna n’eut d’autres choix que de se taire. Michaël était à présent son supérieur hiérarchique, tout absurde que cela pouvait être. Michaël se concentra sur le réseau EL. Les analystes s’arrachaient les plumes pour expliquer leurs propres chiffres. Agacé, Michaël reporta son attention sur la mine froissée de son frère. Par inconfort, el l’avait fait taire mais Brenna avait raison, ses analyses avaient toujours été plus juste que celles de Raphaël, qui après tout, était davantage un thaumaturge flamboyant qu’un fin stratège. Une question trottait dans sa tête depuis des mois. Pourquoi Brenna avait-el quitté HodArch pour venir servir Padmilia, un archange illustre mais militairement… inutile ? Quel intérêt avait Brenna à quitter HodArch, renonçant aux exploits réguliers qu’el et sa chorale accomplissaient à Hod et Malkouth ? 

Brenna était né à Tiphéreth. Comme Michaël, el était à la base un Fitzarch vertu. Brenna avait toujours raconté que, étouffé par les cadres de la cour du Grand Architecte, el avait vite décidé de fuir à Hod pour y fonder sa propre chorale. Là, el avait trouvé la prospérité, la gloire. Pourquoi renoncer ?

Déjà préoccupé, Michaël n’osa pas interroger son frère. Mais les jours qui suivirent, la jeune vertu profita de quelques minutes de répit pour observer son Brenna plus longuement. Brenna était bien moins enjoué que dans ses souvenirs d’enfance. L’archange-vertu avait toujours été souriant, rayonnant glorieux. Mais ici, à Tiphéreth, el semblait s’être éteint. El parlait à peu d’élohim. Sa mine était fermée. Michaël avait attribué cela à sa démotion, et à la guerre, mais était-ce tout ?

— Comment se porte HodArch depuis ton départ ? demanda Michaël à son frère lors d’un dîner mondain. 

Brenna était isolé parmi les convives, ne parlant à personne. Michaël, el même peu sociable, était assailli par les nobl’ailes juste à cause de sa propre affectation auprès de Padmilia. D’habitude, les nobl’ailes étaient comme ce dernier, passionné de mode, par le style des autres et l’apparence des âmes qu’els gardaient. Mais depuis le début de la guerre, els prétendaient s’intéresser au conflit pour faire plaisir à leur souverain, qui en vérité, était le seul parmi son domaine à s’importer du sort des miliciens face aux démons. 

Voyant la mine sombre de son frère, Michaël finit par s’éclipser, prétextant un appel dans le réseau EL, pour lui poser la grande question.

— Comment se porte HodArch ? répéta Brenna. Oh, tu veux remuer le couteau dans ma plaie c’est ça ? 

Michaël ouvrit grand les yeux et secoua la tête. Voyant sa sincérité, Brenna soupira et se dirigea vers un balcon. Là, el alluma une cigarette pailletée du bout de ses doigts et se mit à contempler les jardins du domaine, sous un ciel mauve crépusculaire.

— Que se passe-t-il ? demanda Michaël dans la discrétion procurée par l’ombre du soir.

— Rien, soupira Brenna. Rien du tout. 

— Alors pourquoi es-tu blessé par la situation d’HodArch ? Que s’est-il passé là-bas ?

— Rien, répéta Brenna. Il ne se passe rien. C’est la guerre, la titanomachie, et HodArch ne fout strictement rien. 

Michaël resta un instant bouche bée. 

— Daniel veut économiser ses ressources. Même à Hod les vertus viennent à manquer. HodArch est maintenant dédié à la reproduction. Ma chorale pond. 

— C’est une chorale de Fitzarch, rappela Michaël en levant les yeux au ciel.

— Els ne peuvent plus sortir du Sanctuaire de Kokab. Une chorale de vertus militantes, incapable de sortir…

— Tiens, tiens, soupira Michaël. 

Brenna pinça ses lèvres. 

— Tu sais ce que c’est…

Michaël ricana. 

— On devrait se casser toi et moi, imagina-t-el. Aller à Guebourah pour nous battre. 

— Tu n’as rien appris de tes erreurs toi, moqua Brenna. Tu t’es enfui de Hod et regarde où tu as fini. Plus enfermé que jamais. Il faut que tu comprennes une chose. Pour nous Fitzarch, en ce moment, Hod, Tiphéreth, Guebourah, c’est partout pareil. 

Michaël secoua la tête, fit la moue. Puis el s’immobilisa, pris d’une intuition nouvelle. 

— Partout pareil ? fit-el. 

— T’es un Fitzarch, tu ponds. Lors des titanomachies, tu ponds, tu ponds.

— Tu ponds toi ?

— Beaucoup. Enfin… Mes azohim pondent. Mais bon, j’avoue que… je préfèrerais être dehors quoi… Michaël ?

Le jeune Fitzarch était plongé dans le réseau EL, curieux à propos d’un sujet particulier. A Guebourah, c’était pareil. Les élohim de haute génération pondaient. Rien d’étonnant. Mais du coup, qui se battait, là dehors ? Les miliciens bien sûr…

— Michaël ? À quoi tu penses ?

— Il se passe quelque chose à Guebourah mais quoi ? J’ai vérifié les chiffres des autres royaumes mais Guebourah… Quelque chose ne va pas avec le taux d’attrition. 

— Tu vas faire un burn-out toi…

— Il faut que j’avertisse Padmilia. 

— Oula. El est un peu occupé là. C’est la semaine de la mode. 

— C’est plus important que la mode tout ça ! s’emporta Michaël qui partit en trottinant à la recherche de son archange. 

El trottina, trottina en direction de son halo, loin dans la grande galerie de réception. Mais alors qu’el s’approchait, Idiel l’intercepta. 

— Idiel, c’est vrai n’est-ce pas ? Guebourah…

— Attention petit Fitzarch, avertit la domination. Tu vas sur un terrain qui te dépasse largement. 

— Padmilia doit savoir ! 

— Non.

— Si !

Idiel leva les yeux au ciel en soupirant lourdement.

— Qui sers-tu ? s’indigna Michaël. 

— Je te donne un conseil, c’est tout.

— Depuis quand Padmilia ne peut pas tout savoir ? Mmh ?!

— Tes paroles n’auront pas de joyeuses conséquences. Je l’ai vu parmi les étoiles. 

— Je vais tout dire ! Tout !

— Quel enfant tu es…

Michaël se dégagea de l’emprise d’Idiel, déguerpissant avant que ce dernier ne puisse le dominer.



— Guebourah n’a plus assez de vertus, expliqua Michaël à Padmilia.

L’archange soupira alors que plongé dans le réseau, el surveillait les dignitaires qui arrivaient au Cosmaréon. Installé sur son balcon, el voyait avec Michaël l’arène se remplir, comme il y a quelques années lors du conseil de guerre. 

— Hod leur en a envoyé des milliards, rétorqua Padmilia. Et pourtant voilà que Guebourah appelle à l’aide de nouveau ?

— Ce sont des vertus de basse génération qui leur manque, des nobl’ailes, des pondeurs, des élohim comme moi ou Brenna par exemple, avec une graine lumineuse suffisamment forte pour produire des troupes de choc qui à leur tour pondront.

— Je suis d’accord avec ton analyse, admit Padmilia. C’est ce qu’indiquent les chiffres mais Guebourah ne vient pas demander des vertus aujourd’hui. Sinon Camaël n’aurait pas convoqué un grand conseil. Els vont nous demander quelque chose de… spécial. 

— Un partzuf, annonça Michaël. Je pense…

Padmilia secoua la tête, entre le désarroi et l’indignation. Une telle chose était impensable. Et pourtant, on n’avait jamais vu tant de monde au Cosmaréon. L’archange Camaël, roi de Guebourah, avait demandé audience à tous ses pairs des royaumes inférieurs, leur donnant rendez-vous à Tiphéreth auprès du Grand Architecte en personne. Le Cosmaréon, qui appartenait à Padmilia, archange-roi de la capitale, Shemesh, avait été choisi comme un lieu de réunion relativement neutre, bien que les opinions de cet archange ne l’étaient pas. 

Dans le Cosmaréon arriva Aradim, roi de Tiphéreth, sur son tapis volant, entouré de sa Cour où se trouvaient surement Kalfah et Negara. Puis Michaël reconnut l’archange-roi Daniel de Hod, enveloppé dans sa toge de soie orange. El était venu sans son fils, Raphaël, qui assurait peut-être la régence pendant l’absence de son père. Arrivèrent ensuite les autres archanges-roi des royaumes inférieurs, dont Tsadkiel de Hessed, tout en bleu, entouré de ses dominations du Ministère, qui régnaient sur ce royaume fait de mille républiques. Tsadkiel avait succédé à Idiel après la disgrâce de ce dernier, dont la peur irrationnelle des partzufim avait provoqué chez el une inaptitude malheureuse. Padmilia se tourna vers Idiel, présent aussi sur le balcon. 

 — Assure-moi que la Pythie est de notre côté, siffla l’archange. 

Idiel soupira, l’air terrifié. Cela voulait tout dire, selon Michaël, qui avait confirmé sa conviction ainsi quant à la demande de Camaël. 

 — C’est impossible, impossible, marmonna nerveusement Padmilia. 

Alors que le Cosmaréon finissait de se remplir des archanges-rois, de leurs cours, de leurs dignitaires, ce fut au tour des guébouréens d’arriver. Une mer de puissances de la Milice de la Forteresse, immenses, aussi hauts que larges dans leurs armures rouge vif, débarqua sous les tambours et les trompettes. Tout le Cosmaréon vibra sous les battements de leurs ailes. Les élohim, de tous les coins de la Création les acclamèrent, transis d’admiration.

En dernier arriva le généralissime Gadreel, chef de toutes les milices de la Création, bras armé du Grand Architecte en personne. Gadreel était un Fitzord, un fils de l’Ordre des Astres, primordieu ancêtre de toutes les puissances. El était un titan des temps anciens mais gardait un regard vif et une expression déterminée. Dans son armure d’or massif, el ressemblait davantage à un monument qu’à un élohim et irradiait de puissance. À son entrée, les élohim l’acclamèrent à son tour. El était le Protecteur des Royaumes Inférieurs. 

Mais alors que le généralissime s’installait, on vit à ses côtés un élohim bien moins grand, encapuchonné sous un manteau sombre. Les élohim ne reconnurent pas tout de suite qui el était. Els ne l’avaient jamais vu, ni ici, ni dans leurs royaumes. 

— Euthanatos, lut Michaël dans le halo de l’inconnu, en ouvrant quand les yeux.

Padmilia se mit alors à paniquer. El bouillonna, gémit tout en gardant une expression de marbre, offrant à ses courtiers un spectacle aussi absurde qu’inquiétant. 

Euthanatos était le chef des Interracs, la chorale du défunt Nakirée. Mais el était aussi et surtout le père des partzufim, qu’el avait créé durant la Seconde Brisure pour mettre fin, avec succès, au conflit. Il existait six partzuf dans la Création, six armes de destruction massives qui protégeaient les royaumes. Trois avaient été attribués aux royaumes supérieurs, Kether, Binah et Chokmah. Séparés des royaumes inférieurs par l’Abysse, les royaumes supérieurs géraient leurs domaines et leurs partzufim sous l’autorité unique du Métatron, indépendamment du Grand Architecte, dont l’autorité se limitait dans les faits aux royaumes inférieurs. 

Les trois autres partzufim étaient donc revenus à ces royaumes inférieurs. Partzuf Nukvah protégeait Malkouth et Yesod, où la majorité des âmes d’EL vivaient ou transitaient. Partzuf Arikh Anpin protégeait Hessed face à l’Abysse et partzuf Zeir Anpin protégeait Tiphéreth de-même. Guebourah, le royaume forteresse, était le seul sur le front de l’Abysse à se défendre sans partzuf. Cela avait été ainsi durant près de six millénaires. 

Jusqu’à maintenant. 

Camaël, impressionnant dans son armure rouge, s’avança au centre du Cosmaréon pour lancer son appel :

— Guebourah est à bout de forces car depuis six millénaires, à elle seule, elle défend le Pilier du Jugement face au déferlement des démons de l’Abysse ! Chers archanges, la Forteresse ne tient plus ! Les démons prévalent ! Nous avons besoin de quelques mois de répit pour reconstituer nos troupes ! Par la Miséricorde d’EL, accordez-nous l’aide d’un partzuf !

Le Cosmaréon explosa sous l’émoi des élohim. Entre horreur, colère, indignation et désespoir, les cris et les pleurs résonnèrent. Les archanges-rois, liés par le réseau EL, échangèrent des signaux lumineux qui traduisaient un dépit catastrophé. Padmilia, invité dans le réseau des souverains, secouait frénétiquement la tête pour marquer son désaccord. 

— Rois des Cieux, appela Camaël, sur le fondement du traité de Sobilau, j’engage ma responsabilité en soumettant à votre vote l'attribution temporaire de partzuf Zeir, Nukvah ou Arikh au royaume de Guebourah, avec droit de véto attribué à notre souverain absolu le Grand Architecte. 

La voix grave de Camaël se retrouva noyée sous les cris des élohim. Michaël, sonné, mit quelques minutes à retrouver ses esprits alors que Camaël déroulait une liste d’arguments pour convaincre ses pairs d’accéder à sa demande folle, le principal restant l’état d’usure affligeant dans lequel étaient son royaume et ses troupes. 

— Je comprends, murmura Michaël à l'oreille de Padmilia. Els ont perdu trop de Fitz et de nobl’ailes au fil des siècles. Leurs troupes sont de moindre qualité et l’usure ne fait que s’accélérer. Els n’ont aucun répit. 

Padmilia soupira. El comprenait aussi, mais ne voyait pas comment les autres royaumes pourraient s’en sortir sans leurs partzufim. Arguments et contre-arguments fusèrent dans le chaos du Cosmaréon. Deux camps se formèrent, les pour, les contre, alors que les archanges-rois, qui allaient voter, délibéraient en secret dans leur réseau EL privé. Le généralissime Gadreel et Euthanatos avaient décidé de rester neutres et ne faisaient qu’offrir conseils aux souverains. 

— Gadreel soutient Camaël, c’est certain, déduisit cependant Padmilia. El n’aurait jamais permis aux gébouréens de faire cette demande sinon. 

— Et Euthanatos ? demanda Michaël, intrigué par ce personnage dont el ne savait rien. 

— Alors celui-là… El a du culot de se présenter ici. El vient des royaumes supérieurs. Pourquoi n’offre-t-el pas un des partzufim de Métatron plutôt qu’un des nôtres ? 

— La Couronne d’EL est trop précieuse, rappela Michaël. 

— Els ont trois partzufim pour trois royaumes ! Nous en avons trois pour sept ! 

— Les accords de Sobilau…

— Au diable Sobilau ! s’emporta Padmilia. Une injustice ! 

— Nous ne pouvons pas remettre en question les accords maintenant, murmura Michaël, tendu. 

Padmilia soupira. El finit par demander la parole. Elle lui fut accordée par les archanges-rois, qui écoutaient les opinions de chaque grand éloha de leurs domaines.

— Camaël, Guebourah, nous ne pouvons vous prêter un partzuf ! déclara-t-el sans tourner autour du pot. Les âmes d’EL sont en très, très grande majorité stockées à Hessed, Tiphéreth, Yesod et Malkouth ! Nous devons les défendre avant toutes choses ! Sans les partzufim, nos royaumes ne sont pas en capacité de tenir face à la horde ! Cependant, nous pouvons vous prêter des troupes, des graines, des nobl’ailes pour produire de puissants guerriers ! Nous pouvons vous prêter nos ophanim, nos vertus, nos dominations, nos puissances. Nous pouvons vous donner nos architectes, nos bâtisseurs, nos soignants, nos guerriers ! 

Michaël sourit. Ces paroles, c’est el, et ses conseils, qui les avaient inspirés. Le jeune Fitzarch en était persuadé, par des renforts massifs, l’usure pourrait être ralentie, voire stoppée. Tout était question d’organisation, de répartition, de stratégie. Prêter un partzuf était trop risqué mais les nobl’ailes pouvaient largement être dépensés, surtout par Tiphéreth. Le Palais d’Argent en regorgeait tant que cela donnait la nausée, pensait Michaël. El même, et Brenna aussi, étaient prêts à partir à la rescousse de Guebourah. El n’avait pas mentionné ce détail à Padmilia… pas encore…

— Si des renforts pourraient suffire je ne serai pas là aujourd'hui ! dit cependant Camaël. Cela fait des siècles que vous nous envoyez des renforts ! Cela ne suffit plus ! Nous avons besoin d’un répit ! D’un répit de quelques années tout au plus ! Bien des vies seront sacrifiées parmi vos milices pour combler l’absence d’un partzuf mais tant de vies ont déjà été dévorées sur le front de Guebourah ! Les démons sont entrés dans notre séphira ! Notre désert est imbibé de ténèbres ! Ils remontent vers nos cités, des jets noirs et abominables engloutissent nos bâtiments, nos véhicules, nos civils et nos âmes ! Le Gueb coule dans un océan grouillant de démons ! 

Le brouhaha reprit de plus belle. La séphira de Guebourah avait été donc été violée ? Le royaume pénétré directement par la horde ? Cela n’avait pas été mentionné auparavant. Des images apparurent alors au centre du Cosmaréon. On voyait le Gueb, le désert qui couvrait Guebourah, engloutit sous un océan de ténèbres. Le tsunami abominable déferlait sur Madim, la capitale du royaume, avalant des millions de halos. Camaël indiqua que ces images avaient été filmées il y avait à peine quelques heures. 

La panique explosa dans le Cosmaréon. Padmilia flancha, prit sa tête entre ses mains. Sur le balcon, toute sa cour fut engloutie par le chaos. Derrière, Idiel hurla. Michaël déploya un filet sur les courtiers et tissa dessus des thaumaturgies apaisantes. Les ondes lumineuses caressèrent les halos de chacun, calmant leurs pulsations frénétiques.

— Isolez Idiel ! ordonna Michaël.

Soucieux, el accompagna les dominations du devin dans un salon privé, et comme souvent, els l’allongèrent et attendirent que sa crise passe. Cela pouvait sembler stupide de se concentrer sur Idiel étant donné la situation, mais Padmilia et Michaël avaient besoin de ses éclaircissements, offerts par ses visions si intenses, mais si vraies. 

— Qu’a-t-el vu ? demanda Michaël. 

Les dominations de la Pythie, élèves d’Idiel, luttaient pour rester calmes. Mais leur priorité restait de protéger leur maître. 

— Rien, finit par répondre l’une d’els. El ne dit rien. El est juste terrorisé. 

— Qu’a-t-el vu ? redemanda Michaël. El est forcément en train de lire entre les étoiles. 

— Partzufim ! hurla Idiel. Abominations ! Abominations !

Un choc frappa le corps de Michaël, qui se mit à trembler. Une boule douloureuse pulsa dans sa poitrine. El lutta contre une violente nausée, une brûlure dans ses os. El se détourna d’Idiel et s’appuya contre un mur. Que m’arrive-t-il ?! 

— Vertu Michaël ?

Une voix profonde et vibrante salua le jeune Fitzarch. El battit des paupières, se redressa. Devant el se tenait une figure élancée, cachée sous un sombre manteau. Là-dessous, une centaine d’yeux multicolores le fixaient. 

— Seigneur Euthanatos ?!

La bouche sèche, Michaël ne put exprimer rien d’autre qu’une exclamation stupéfaite. Le monde se mit à tourner autour d’el. Quelques instants plus tard, el se retrouva assit dans un fauteuil, dans un autre salon. Euthanatos était auprès d’el. El posa un verre dans sa paume, lui demanda d’en boire le contenu. 

— Cela apaisera vos symptômes, expliqua-t-el. 

Confus, Michaël but. Euthanatos avait dit vrai, son malaise se calma. El observa les alentours et découvrit trois êtres, dorés de la tête aux pieds. El cru voir trois principautés déguisées pour la semaine de la mode, mais non, ces êtres étaient bien différents. Els n’avaient pas de halos. Leurs corps étaient… étranges. Els ressemblaient à des élohim mais n’en avaient pas la chaleur, le souffle de vie. Leurs regards, lumineux et vides à la fois, étaient d’une toute autre nature. 

— Je suis l’avatar du partzuf Nukvah, dit le premier.

Michaël reconnut son aura. El avait senti son souffle de si près lors de la bataille de Sicad…

— Je suis l’avatar du partzuf Arikh, dit le deuxième, de qui émanait une aura chaleureuse, qui força les yeux de Michaël à se remplir de larmes. 

— Chui Zeir, dit le troisième, un grand dadet qui arborait un sourire charmeur. 

Michaël déglutit. 

— Mes enfants ont une question à te poser, dit Euthanatos. 

Quoi ?! se dit Michaël. Quoi ? Pourquoi ? Pourquoi moi ?

— Que devrions-nous faire ? demanda Arikh. 

Michaël poussa un profond soupir, si puissant qu’el eut peur que son âme ne parte avec. Son esprit s’éveilla soudainement, prenant le pas sur la sidération.

— Je vous ai observé depuis ma table stratégique. Depuis le début de la guerre vous collaborez avec les élohim, vous suivez les ordres. Vous ferez de même aujourd’hui. 

Zeir ricana. 

— Moi je fais ce que je veux, asséna-t-el.

— Je sais, répondit Michaël sans ciller. Je l’ai vu. Tu fais toujours comme tu veux. 

— Alors, conseille-moi, demanda Zeir. Je fais ce que je veux mais je ne suis pas sourd aux conseils. Dis-moi. Dis-moi ce que tu penses vraiment, Père. 

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